19 avril 2024

Comment établir une comptabilité nationale sincère et probante ?

Le principe de base de la comptabilité, inscrit dans tous les manuels pédagogiques, est de reproduire une image sincère et probante de l’activité d’une entité. En terme fiscal, ce principe devient même une obligation coercitive passible de sanction en cas de manquement avéré. Mais cette obligation ne s’applique pas à l’Etat oligocratique. Celui-ci, en effet, omet délibérément de comptabiliser un certain nombre de postes de charges que les lois fiscales élémentaires obligent pourtant le simple entrepreneur citoyen à prendre en compte. Ces postes de charges, dont l’inscription en comptabilité changerait radicalement la configuration finale des comptabilités nationales de toutes les nations, concernent les variations de stocks de ressources naturelles, la pollution et certaines provisions pour maintenance et traitement des déchets. 

De quoi s’agit-il ?

S’il existait une véritable éthique de la comptabilité nationale, chaque pays serait tenu de faire apparaître en « charges » les achats externes (matières premières ou manufacturées, services) + les rémunérations brutes des individus (charges sociales comprises) + impôts sur les produits  et en « produits » les ventes + subventions sur les produits .

Si la différence entre les charges et les produits était positive, nous serions alors en présence d’un déficit comptable. Or il s’avère que cette situation est exactement celle de la société industrielle, si cette dernière n’omettait pas d’inscrire dans sa comptabilité les charges que nous allons détailler plus loin.

Autrement dit, avec un mode de calcul honnête, l’activité économique serait réellement déficitaire. Le déficit de chaque année devrait être placé en « Report A Nouveau » sur l’année suivante et ainsi de suite d’année en année, augmentant ainsi le déficit cumulé.

Cette croissance du déficit net cumulé, ou si vous préférez, la décroissance du bénéfice net cumulé, serait alors une preuve patente de mauvaise santé de l’économie du pays, à la condition que nous considérions le « résultat comptable » comme indice de mesure le plus significatif de l’activité économique, et non pas le PIB.

Voyons maintenant en détail ces postes de charges omis par la comptabilité oligocratique :

  1. La diminution du stock des ressources naturelles

Les ressources naturelles comprennent les ressources énergétiques telles que charbon, gaz ou pétrole et les ressources minérales telles que cuivre, oxyde de fer, zinc, etc… Il faut rappeler que la civilisation industrielle est toute entière fondée sur la mise en oeuvre du couple énergie/matière et que sans ces ressources, elle ne pourrait pas exister.

Dans le calcul du PIB, le coût des ces matières premières est comptabilisé uniquement pour le montant des frais d’extraction et de transport, la valeur de la ressource elle-même étant comptée pour zéro, en vertu du principe adopté par tous les économistes mécanistes (dont Marx lui même) selon lequel cette dot naturelle aurait été léguée gratuitement pour le seul profit de l’homme. De ce fait, elle pourrait être utilisée par lui ad libitum, en flux continu et sans qu’il lui soit nécessaire de comptabiliser autre chose que son coût marginal.

Notre analyse bio-économique est toute autre ! Comme l’a montré le grand économiste et mathématicien Nicholas Georgescu Roegen, nous considérons que cette dot brute constitue un stock de départ qu’il aurait fallu chiffrer dès l’ouverture des premiers comptes d’exploitation de la société industrielle, c’est à dire dès le début du dix-huitième siècle, et ce, afin de produire une comptabilité rendant une image fidèle de l’activité économique.

Ainsi, en considérant que Si est le montant du stock initial et Pn le prélèvement de l’année n, le stock résiduel au terme de chaque exercice devrait s’écrire Sn=Si-Pn. Ce montant total du stock initial Si constituerait en fait le véritable « Capital » de la société industrielle, inscrit au Passif du bilan au titre d’un apport en nature de l’associé principal « Dame Nature », le co-associé « l’homme », ne pouvant pour sa part, prétende qu’à un éventuel apport en industrie sous la forme d’un montant à déterminer évaluant la somme de son expertise technique. Quant à revendiquer une part du capital au titre d’apport en numéraire, l’homme devrait éviter de caresser cette idée parce que, soit cet apport se ferait en monnaie adossée sur les métaux précieux, et dans ce cas, il s’agirait d’un apport de ressources naturelles devant être comptabilisé dans la dot de l’associé Dame Nature, soit s’agissant de monnaie endettée, créée ex nihilo, il ne pourrait être valorisé d’un point de vue comptable.

Pn constituerait, pour sa part, la variation de stock à inscrire en « Charges » dans le compte de résultat, la somme de tous les Pn successifs depuis l’année 1850 par exemple (date de départ convenu de la civilisation industrielle, ou, autrement dit, du commencement de la prédation massive des ressources naturelles par l’espèce humaine), chiffrant alors le montant de la prédation à ce jour et, par voie de conséquence, une charge irrémédiable pour l’activité économique devant être obligatoirement compensée par la valeur réelle de la production.

La conséquence comptable de la prise en compte du stock des ressources naturelles devrait ainsi se retrouver dans le compte de résultat en tant que « charge » au titre d’une variation négative de stock, et apparaître également à l’actif du bilan au titre d’une diminution de la valeur du stock.

La France consomme actuellement 800 millions de tonnes par an de DMC (Domestic Material Consumption), c’est à dire grosso modo de ressources naturelles finies (hydrocarbures, métaux, biomasse au delà du taux de renouvellement). Or, le prix payé pour ces matières premières, au titre des consommations intermédiaires entrant dans le calcul du PIB par le biais de la valeur ajouté, ne représente que les frais d’extraction et de transport, majorés de la marge commerciale du producteur qui a prélevé autoritairement la ressource du sous-sol. Il conviendrait donc d’y ajouter le prix de la ressource elle-même, après avoir déterminé son mode d’évaluation.

Mais il n’est pas chose aisé d’imaginer une règle de valorisation intrinsèque des ressources naturelles, afin de pouvoir remplacer la comptabilité d’une économie de flux, comme celle de la société actuelle, par la comptabilité d’une économie de stock. Une approche pourrait se faire à l’aide du tableau suivant :

Remarques : MaT = milliards de tonnes – Ma€ = milliards d’euros – La valeur de chaque période décennale est celle de la dernière année de la période multipliée par 10 – Le PIB annuel mondial sans DMC représente le PIB avant le début de la civilisation industrielle (soit en 1900), il peut être évalué à 2.000 Ma€ (soit environ le PIB actuel de la France

1er enseignement : La courbe noire représente l’évolution de la consommation de DMC, la courbe rouge celle du PIB. Nous constatons qu’il y a corrélation (couplage) de la DMC et du PIB. L’augmentation du PIB est symétrique de l’augmentation de la DMC. La symétrie quasi-parfaite de ces deux courbes confirme que l’augmentation du PIB est bien consubstantielle de l’augmentation de la consommation des ressources naturelles.

2ème enseignement : L’utilisation de 2.750 MaTonnes de DMC ayant généré un produit de 1.582.000 Ma€ en 100 ans, ces 2.750 MaT de DMC constituent donc la variation de stock négative à porter en charge du compte d’exploitation de la société industrielle. Le principe d’évaluation de la valeur de la tonne de DMC retenu est celui de considérer qu’elle est équivalente à la quantité de richesse qu’elle génère lors de sa transformation thermo-industrielle, soit 1.582.000/2.750 = 575€

Application à la France : La France consommant 800 millions tonnes de DMC par an, la valeur intrinsèque du stock consommé serait donc de 800.000.000×575 = 460.000.000.000 € = 460 Ma€ Cette estimation pourrait naturellement être revue à la hausse au fur et à mesure que la ressource se raréfie.

  1. Le coût réel des déchets

Les chiffres de l’INSEE 2013 pour le coût de la gestion des déchets en France sont les suivants : 12,6 Ma€ pour les eaux usées, 16,7 Ma€ pour les déchets ménagers et industriels et 0,6 Ma€ pour les déchets radioactifs.

Nous relèverons tout de suite que le chiffre de 0,6 Ma€ pour la gestion des déchets radioactifs est ridiculement bas, mais nous étudierons ce point plus loin dans le chapitre consacré aux provisions de maintenance.

Les quelques 28 Ma€ consacrés au traitement des eaux et déchets ordinaires sont bien inscrits en poste de charge dans la comptabilité nationale, mais ils sont en partie compensés par les 10 Ma€ de chiffre d’affaires réalisés par les entreprises de recyclage. La première remarque qui vient à l’esprit est que ces 10 Ma€ sont largement fallacieux dans la mesure où la moitié de ce chiffre d’affaires vient de la prestation de collecte payée par l’impôt et l’autre moitié seulement de la vente des produits du recyclage. Cette remarque incite donc à augmenter la comptabilisation de la charge liée au traitement des déchets.

Une deuxième remarque est que ce mode de calcul ne prend pas en compte la formidable déperdition générée par l’évacuation des matières organiques humaines via le réseau d’égouts, et des déchets alimentaires via les services d’enlèvement. Pour la France, il s’agit de 30 millions de tonnes de matières fécales par an qui ne seront pas restituées à la terre agricole sous forme d‘amendement alors que c’était leur vocation naturelle et leur destination avant l’avènement de la civilisation industrielle.

Pour ce qui concerne les déchets alimentaires, c’est 350 millions de tonnes par an qui ne seront pas restitués, car non compensés par les produits de piètre qualité issus des industries de recyclage (boues) et notoirement boudés par les agriculteurs.

Cet énorme déficit en apport de matière organique vers les sols arables lié à l’avènement de la société industrielle, déjà pressenti par Karl Marx lui même comme un effet pervers de l’industrialisation capitaliste, est la cause, conjointement avec l’utilisation massive des engrais chimique, de la dégradation des sols et de la diminution de leur teneur en humus, l’ensemble de ces facteurs conjoints présageant d’une baisse des rendements, voire d‘une stérilisation prochaine.

La valeur de ces 380 millions tonnes de matière organique cumulée peut être chiffrée à 16 Ma€. Il conviendrait donc de comptabiliser cette décroissance de la fertilité des sols en « Charges » au titre d’une diminution de stock de ressource naturelle renouvelable. Le montant de cette variation de stocks devrait également s’assortir d’une « Provision pour régénération de la composante naturelle des sols arables » qui prendrait en compte les travaux bio-mécaniques nécessaires et le temps de latence pour que le sol retrouve sa capacité productive.

Cette provision devrait naturellement être ajustée chaque année en fonction des travaux de remise en état, entrepris ou pas au cours de l’exercice. Au jour d’aujourd’hui, nous pouvons raisonnablement affirmer que les travaux de remise en état sont négligeables (surfaces en conversion « réellement » bio). La reconversion d’un hectare pouvant être estimée 8.000 euros (1.000 euros de latence sur 5 ans + 3.000 euros de travaux), la reconversion de la totalité des 30 millions d’hectares arables français coûterait donc 240 Ma, ce qui, réparti sur 10 ans donnerait une provision de 24 Ma€ par an.

  1. La pollution

La pollution est indissociablement liée à la société industrielle capitaliste et même si, d’un point de vue environnemental elle peut être limitée par des innovations technologiques, d’un point de vue physique, elle est rendue inéluctable par la simple application de la deuxième loi de la thermodynamique. Ainsi que le note Nicholas Georgescu Roegen dans Energy and Economic Myths « les arguments procédant de la croyance en une activité industrielle libre de toute pollution sont un (autre) mythe ».

3.1. La pollution atmosphérique : Dans l’esprit du grand public la pollution concerne surtout la qualité de l’air ambiant que nous respirons, et les dépenses liées à son assainissement sont comptabilisées par l’INSEE à 4 Ma€, c’est à dire incluses en charges dans le PIB. Ce chiffre est naturellement une insulte à la vérité, alors que les dépenses de santé liée aux maladies provoquées par la pollution atmosphériques sont évaluées à 95 Ma€ selon le rapport d’une commission d’enquête sénatoriale du 15 juillet 2015.

3.2. La pollution agricole : la pollution ne concerne pas que l’air, elle concerne au premier chef les ravages de l’agriculture sur les sols cultivables et les aliments que nous ingérons. Nous avons déjà parlé de la défertilisation des sols, mais il faut y ajouter, au titre cette fois de la pollution proprement dite, leur empoisonnement durable par les agents toxiques contenus dans les pesticides, fongicides, herbicides et autres produits phytosanitaires de synthèse.

Pour ce qui concerne les aliments que nous mangeons, les dégâts sont encore plus graves car ils concernent, tout comme l’air ambiant, directement la santé humaine. A l’accumulation des substances toxiques, s’ajoute également les manipulations génétiques, ou même tout simplement les sélections et croisements qui proposent désormais des variétés de végétaux alimentaires très éloignés des « races » anciennes et qui déroutent l’organisme humain. Celui-ci ne s’y reconnaît plus, et créant ainsi intolérances, troubles et dysfonctionnements divers.

Le coût financier du traitement des maladies provoquées directement ou indirectement par les produits de l’agriculture chimique et de l’industrie agroalimentaire en général est naturellement impossible à chiffrer, mais de nombreuses études estiment qu’il pourrait atteindre près de 50% des dépenses de santé, soit 120 Ma€, si l’on y incorpore les troubles causés par le stress de la vie quotidienne, directement généré lui aussi par le process de la société industrielle.

Il est à noter que le coût total estimé de ces pollutions soit 215 Ma€ est déjà comptabilisé dans le PIB au titre des dépenses de santé et ne peut donc pas faire l’objet d’une réintégration. A contrario, cette somme pourrait être considérée comme un gain annuel futur pour une civilisation désindustrialisée, ce qui est un élément positif d’espoir.

Notre critique porte donc uniquement sur l’intitulé des ces sommes qui devraient figurer en « coûts humains de la société industrielle », illustrant ainsi les dégâts de notre mode de vie sur l’espèce humaine, alors que leur intitulé en « dépenses de santé » laisse à penser que cette même société industrielle améliore la santé de l’espèce, alors que c’est en réalité tout le contraire.

Dans ce domaine, le PIB n’est donc pas un indicateur de la bonne santé du pays, mais un indicateur de sa mauvaise santé….

  1. La maintenance de l’industrie nucléaire

Nous avons vu qu’une somme dérisoire de 0,6 Ma€ était incluse dans le calcul du PIB au titre de la gestion des déchets nucléaires. Il est bien évident que cette somme ne prend pas en compte la réalité du danger nucléaire et que l’inscription d’une provision annuelle en poste de charges s’impose afin de pallier le financement des accidents putatifs de cette industrie.

L’institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) dans une étude parue le 6 novembre 2012 a estimé le coût d’un accident nucléaire majeur en France à 1.000 Ma€. Il paraît donc équitable de prévoir une provision annuelle de 50 Ma€ pour couvrir une période de 20 ans en terme de probabilité du risque.

Reste le problème du coût des démantèlements qui vont bientôt commencer pour les centrales les plus anciennes et qui n’est pas pris en compte dans le PIB. Les estimations de ces coûts peuvent varier du simple au décuple selon que nous nous basions sur les chiffres officiels (15 Ma€) ou sur ceux des contestataires (150 Ma€). Un chiffrage moyen tournerait donc autour de 70 Ma€, qui pourrait être imputé à raison de 7 Ma€ par an pour un horizon décennal de début des travaux.

Le total des sommes à réintégrer en « Charges », d’un point de vue comptable serait donc le suivant :

  • Variation de stock des ressources finies : 460 Ma€
  • Variation de stock des ressources organiques renouvelables : 16 Ma€
  • Provision pour régénération de la composante naturelle des sols arables : 24 Ma€
  • Provision pour risque nucléaire : 50 Ma€
  • Provision pour démantèlement nucléaire : 7 Ma€
  • Total : 557 Ma€

Ces considérations nous amènent à la première conclusion que le montant du PIB devrait être recalculé à la baisse pour un montant d’environ 560 Ma€, ce qui aurait pour effet immédiat de créer une « décroissance brute » de 25%, le montant total du PIB étant d’environ 2.100 Ma€.

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